Les larmes trop longtemps contenues brouillaient maintenant la visière étanche du masque de Jek. Il avançait à tâtons dans l'étroit boyau étayé par des chevrons vermoulus, éclairé par des bulles-lumière à l'agonie. Devant et derrière lui, des formes grises, incertaines, formaient un cortège étiré dont les extrémités se perdaient dans les ténèbres. De temps à autre, des hurlements de désespoir ou des gémissements étouffés s'élevaient dans le silence sépulcral des entrailles d'Ut-Gen.
Le gazage et le comblement du Terrarium Nord avaient été si soudains que bien peu de quarantains étaient parvenus à gagner la galerie d'évacuation. A peine quelques centaines sur les millions d'individus que recensait le ghetto... Les agents de surface infiltrés dans l'entourage du cardinal Fracist Bogh s'étaient laissé manœuvrer comme des enfants. Des traîtres avaient coupé les circuits magnétiques des sirènes d'alerte et seules les familles des niveaux inférieurs avaient pu être prévenues.
Le vieil Artrarak avait placé d'autorité son propre masque à oxygène sur le visage de Jek et avait puisé dans ses dernières forces pour le traîner jusqu'à la bouche arrondie de la galerie, pratiquée dans l'une des parois de la grotte aux plumengs. Là, pâle, essoufflé, le quarantain avait longuement fixé son petit protégé et avait murmuré :
« N'oublie pas : la ville de Glatin-Bat... le vaisseau du viduc Papironda... l'amas de Néorop... Franzia... Terra Mater... Vis, Jek, et deviens un guerrier du silence... Pour moi, il est trop tard... Va vite : les kreuziens déversent du béton liquide dans... dans le Terrarium... »
Epouvanté, tétanisé, Jek avait vu une pâleur mortelle se déposer sur le visage ingrat d'Artrarak, tordu de douleur sur le sol. Les convulsions de ses interminables membres s'étaient peu à peu espacées et le petit Anjorien de surface avait alors pris conscience que son vieil ami du Terrarium venait de lui faire le don suprême de la vie. Bouleversé, Jek n'avait pas eu le temps de libérer ses larmes. Il avait été happé par le flot furieux des quarantains paniqués, hommes, femmes, enfants, qui se ruaient dans l'étroite galerie d'évacuation. Certains d'entre eux, dépourvus de masque, asphyxiés par les émanations de gaz, étaient tombés quelques mètres plus loin, comme couchés par une invisible faux. Ils avaient formé un monticule de corps agonisants que les survivants avaient escaladé sans aucun ménagement. Les premières vagues de béton liquide, une substance noire, visqueuse et odorante, avaient léché le sol de la grotte et piégé les fuyards les plus lents, des vieillards, des enfants que leurs mères avaient tenté de soustraire aux tentacules de cette pieuvre sournoise. En vain : le béton, employé d'habitude pour boucher les cratères de volcans en éruption ou les failles provoquées par les tremblements de terre, se solidifiait en une poignée de secondes et ne relâchait plus ses proies. Des femmes avaient choisi de se laisser mourir au côté de leur enfant condamné, avaient arraché leur masque et l'avaient lancé en direction de silhouettes titubantes. La confusion était telle que des hommes s'étaient battus pour récupérer les précieux appareils munis d'une réserve autonome d'oxygène de trois heures universelles. De lugubres cris de désespoir et des appels au secours s'étaient répercutés sur les parois rocheuses de la grotte.
Jouant des coudes, se faufilant adroitement entre les survivants, Jek s'était juché sur le monticule de cadavres qui obstruait l'entrée de la galerie. Là, il s'était retourné et avait lancé un ultime regard en direction du corps inerte d'Artrarak, allongé au milieu des fanes des plumengs que submergeaient progressivement les implacables langues de béton. Les mâchoires du garçon s'étaient endolories à force de serrer l'embout du tube d'alimentation de son masque, trop grand pour lui. Bousculé par un homme affolé, c'est sur le dos qu'il avait dévalé l'autre versant de la sinistre colline.
Quelques minutes plus tard, tandis qu'il courait avec d'autres rescapés dans le tunnel étranglé, il avait entendu un grondement sourd et prolongé : le système d'éboulement automatique s'était déclenché et avait condamné l'entrée de la galerie d'évacuation pour empêcher le béton liquide de s'y répandre.
Jek avait alors voulu retirer son masque, dont les sangles mal ajustées lui irritaient les joues et le cou, mais une femme s'était approchée de lui et l'en avait dissuadé. Elle lui avait adressé la parole sans desserrer les dents de son propre embout, si bien qu'il n'avait compris que quelques mots de ce qu'elle lui avait dit :
« Pas maintenant... dangereux... Encore... gaz... »
La tête baissée, Jek calquait ses pas sur ceux du quarantain qui le précédait. Comme l'autre marchait vite, le petit Anjorien devait de temps en temps accélérer l'allure pour recoller au train. Les bulles-lumière se faisaient de plus en plus rares et les rescapés traversaient maintenant d'interminables zones de ténèbres. Dans la panique, aucun d'eux n'avait songé à se munir d'une lampelase.
Jek n'avait aucune idée de la longueur de la galerie d'évacuation... Combien de temps faudrait-il marcher dans ce funèbre souterrain ? Combien de temps faudrait-il respirer l'air trop pur du masque protecteur ? Son cerveau suroxygéné flottait dans une douce euphorie que sabraient de temps à autre de douloureux éclairs de lucidité. Il repensait alors à ses parents, qui dormaient probablement du lourd sommeil des justes dans la maison à demi enterrée d'Oth-Anjor. Quelle serait leur réaction lorsqu'ils découvriraient la chambre-salon vide et le lit défait de leur fils unique ? Pousseraient-ils des cris de désespoir et se grifferaient-ils les joues comme les femmes quarantaines à la vue de leur enfant piégé par le béton ? Le chasseraient-ils de leur esprit comme on chasse un mauvais rêve ?... Sa disparition représenterait sûrement un soulagement pour eux. Il doutait fort que des kreuziens aussi fervents que p'a et m'an At-Skin aient encore la capacité d'éprouver des sentiments humains. C'était désormais sans lui que p'a irait traquer le fauve endormi au parc cynégétique et que le temps, inlassable sculpteur, continuerait de creuser le beau visage de m'an. N'était-ce pas ce qu'ils avaient voulu en prévoyant de l'expédier dans une lointaine école de propagande sacrée ?
Pourtant, dans cet obscur et froid boyau de la planète Ut-Gen, au milieu de cette morne procession de créatures difformes, abandonnées des hommes et des dieux, Jek ressentait le besoin lancinant d'étreindre ses parents, de leur murmurer des mots tendres, de se repaître de leur tiédeur, de leur odeur. Il n'aurait jamais cru que les coups de gueule de p'a lui manqueraient à ce point. Jamais la poitrine et les bras de m'an ne lui avaient paru aussi accueillants, aussi apaisants. Plus il s'éloignait d'eux et plus il leur trouvait des excuses, plus il les parait de vertus insoupçonnées, magiques. Il les réinventait et ils devenaient à leur tour des personnages de légende, des astres chauds et brillants en comparaison desquels pâlissaient les étoiles incertaines de Naïa Phykit, la belle Syracusaine, de Sri Lumpa l'Orangien et du mahdi Shari des Hymlyas. Et des rivières de larmes dévalaient les joues rebondies du petit Anjorien, abandonnant une écume salée sur ses lèvres, troublant la visière étanche de son masque. De temps à autre, la femme qui le suivait allongeait le bras et lui donnait de petites tapes sur l'épaule pour le contraindre à presser le pas.
Alors, comme si le contact furtif de cette main déformée le poussait vers d'autres rives, il pensait à Artrarak, le vieux quarantain qui n'avait pas hésité à se sacrifier pour lui. Il revoyait ses traits tourmentés, ses yeux luisants et renfoncés, son long nez, sa bouche dont les commissures s'étiraient pratiquement jusqu'aux oreilles plantées maladroitement sur les tempes. Il entendait sa voix mélodieuse et grave... Vis, petit Jek, deviens un guerrier du silence... C'étaient cette voix et les merveilles qu'elle contenait qui avaient poussé Jek At-Skin à se lancer dans l'aventure. Dès lors, il repoussait de toutes ses forces l'éventualité de rebrousser chemin et de regagner, par un moyen ou un autre, la maison familiale d'Anjor. Il n'avait pas le droit de renoncer, de trahir la mémoire de son ami du Terrarium Nord. Le sacrifice d'Artrarak ne devait pas rester vain.
Les rescapés marchèrent pendant un temps qu'aurait été incapable d'évaluer le petit Anjorien, perdu dans ses pensées contradictoires, tantôt secoué de lourds sanglots, tantôt galvanisé par le souvenir d'Artrarak. Les spectres gris et mouvants des quarantains se diluaient dans l'encre épaisse et noire inondant la galerie.
Au petit jour (sur Ut-Gen, la notion de jour restait une vue de l'esprit), les sept cent vingt puits du Terrarium Nord, préalablement gazés, furent entièrement comblés par le béton liquide. Les dernières écharpes de brume et les volutes de fumée noire, langoureusement entrelacées, recouvraient les environs d'une poix épaisse, toxique, irrespirable. Les conducteurs des bétonneuses, d'énormes engins posés comme des mouches géantes sur les bords des cavités, commandèrent alors le retrait des tuyaux souples de transvasement.
Des dizaines d'hectares furent ainsi transformés en une gigantesque esplanade hérissée de buissons d'aiguilles de béton que des rouleaux-chenilleurs s'acharnèrent à réduire en poussière.
Muni d'une paire de jumelles autofocales, le cardinal Fracist Bogh supervisait les opérations du haut d'un mirador à pensées. Il avait veillé toute la nuit et des cernes profonds soulignaient ses yeux sombres, luisants comme des braises. A ses côtés, en plus du Scaythe vigile permanent et de ses deux propres protecteurs de pensées, avaient pris place Horax, le grand inquisiteur, drapé dans une acaba noire, Rig Voe-Rill, le commandant en chef de l'interlice planétaire, sanglé dans un uniforme bleu roi, ainsi que Jaweo Mutewa, un jeune vicaire à la peau noire originaire de Platonia. L'exiguïté de la bulle de vigie les contraignait à se serrer les uns contre les autres. De temps à autre, le vicaire essuyait d'un revers de manche la buée opaque qui se condensait sur les baies concaves et transparentes.
D'en haut, les bétonneuses et les rouleaux-chenil-leurs donnaient la vague impression d'un grouillement d'insectes jaunes et noirs à l'entrée d'une ruche. Les combilumines des ouvriers dessinaient de furtifs jeux de lumière dans les vestiges de la nuit. Au pied du mirador, un imposant bataillon d'interliciers en uniforme gris entourait un groupe de conseillers et de personnalités d'Ut-Gen, anciens ministres de l'Utigène ralliés à l'Ang'empire, capitaines d'industrie, invités personnels du cardinal Fracist Bogh... Dix navettes aériennes de surveillance, des personnairs munis de sondes ultrasoniques, survolaient les toits plats des immeubles de la bordure du ghetto.
Les charges placées par les artificiers dans les montants de la porte monumentale du ghetto explosèrent dans un fracas de tonnerre. L'orgueilleuse construction, édifiée quinze siècles plus tôt par les transfuges de la zone contaminée, s'effondra sur elle-même comme un château de cartes. Un épais nuage de poussière ocre ensevelit les décombres.
Bientôt, sur l'emplacement du Terrarium Nord s'élèveraient un temple à cent tourelles et à vingt nefs ainsi qu'un palais gouvernemental digne de ce nom, des bâtiments administratifs et la plus grande école de propagande sacrée de la planète (et peut-être même de l'Ang'empire).
Le cardinal Fracist Bogh reposa ses jumelles sur le siège du Scaythe vigile et se frotta les yeux, rougis par la fatigue.
« Une bonne chose de faite, murmura-t-il d'un ton las. Il y avait trop longtemps que ces monstres narguaient l'autorité de l'Eglise et de l'Ang'empire...
— Certes, certes, Eminence... », approuva Jaweo Mutewa.
La voix aigrelette du vicaire, vêtu d'une chasuble et d'un colancor noirs, s'enfonçait dans les tympans de ses interlocuteurs comme une lame ébréchée, rouillée. A l'instar de tous les membres du vicariat, il avait dû procéder à l'ablation solennelle de ses organes génitaux, exposés en permanence à l'intérieur d'une bulle-air dans le Caveau des Châtrés, une salle souterraine du palais épiscopal de Vénicia. Il faisait partie des eunuques de la Grande Bergerie, cette légion d'extrémistes qui ne s'aventuraient pratiquement jamais hors de l'enceinte du palais épiscopal de Vénicia, mais qu'on craignait comme la peste nucléaire.
Quelque temps après avoir pris ses fonctions au palais de l'Utigène, Fracist Bogh avait eu la mauvaise surprise de recevoir la visite de Jaweo Mutewa, membre du haut vicariat et porteur d'un messacode personnel du muffi Barrofill le Vingt-quatrième : le Pasteur Infaillible recommandait chaudement le frère Jaweo auprès du gouverneur d'Ut-Gen. Le cardinal, parfaitement conscient que la hiérarchie ecclésiastique lui imposait un eunuque de la Grande Bergerie dans le seul but de surveiller et de rapporter ses moindres faits et gestes, n'avait pas eu d'autre choix que de s'incliner et de nommer le frère Jaweo au poste de secrétaire particulier.
« Certes, disais-je... mais peut-être aurait-on pu tenter de convertir ces gens au kreuzianisme, poursuivit Jaweo Mutewa. Nous aurions ainsi recensé quelques millions d'âmes supplémentaires... »
Fracist Bogh se retourna aussi vivement que le lui autorisait l'exiguïté de la bulle de vigie et fixa son secrétaire d'un air farouche.
« Avez-vous donc perdu la raison, frère Jaweo ? Persistez-vous à considérer les quarantains comme des êtres humains ? Il y a de cela trente siècles, le feu de la colère divine s'est abattu sur eux et ils n'ont pas tenu compte de l'avertissement. Ils ont continué d'adorer des dieux païens, ils ont vécu sous terre comme des chatrats, ils se sont métamorphosés en animaux...
Peut-on décemment reprocher à une population d'avoir été victime de bêtazoomorphie nucléaire généralisée, Eminence ? » répliqua Jaweo Mutewa. Sa face émaciée, dont le cache-tête noir accentuait la sévérité, se couvrait à présent de plaques grisâtres, signe chez lui de grand énervement. « Et s'ils se sont réfugiés dans le ventre d'Ut-Gen, c'est que les différents gouvernements planétaires ne leur ont pas permis de vivre à la surface...
Il suffit, frère Jaweo ! coupa sèchement le cardinal. Le Conseil supérieur de l'éthique kreuzienne m'a assuré de son total soutien. Nous n'avions aucun contrôle sur la population du Terrarium Nord, et le comblement des puits de descente était la meilleure, pour ne pas dire la seule solution. Vous pouvez toujours saisir un tribunal d'exception ou prendre la tête d'un mouvement hérétique si le cœur vous en dit. Mais dans un cas comme dans l'autre, ne comptez pas sur mon appui... »
Un sourire crispé se dessina sur les lèvres brunes du vicaire. Le cardinal Fracist Bogh avait beau se rengorger, se dresser sur ses ergots de salier huppé, se draper dans sa dignité, il était loin de maîtriser tous les rouages de la mécanique kreuzienne. Cependant, et bien qu'il fût également desservi par ses origines marquinatines donc paritoles , c'était un prélat jeune et prometteur dont le vicariat se devait d'examiner la candidature avec attention. Jaweo Mutewa avait suffisamment pratiqué le cardinal pour se forger une opinion significative à son sujet. La manière dont le gouverneur d'Ut-Gen avait manœuvré les agents quarantains tout au long de l'opération Terrarium-Nord démontrait une habileté politique certaine. Ce n'était qu'un exemple : Fracist Bogh s'était toujours sorti à son avantage des pièges précis et discrets que, sur les conseils de ses correspondants du palais épiscopal, son secrétaire particulier lui avait tendus.
« Eh bien, que décidez-vous, frère Jaweo ? » gronda le cardinal, agacé par le mutisme narquois de son interlocuteur.
Il rencontrait également des difficultés grandissantes à supporter la promiscuité étouffante dans laquelle les confinait la bulle de vigie. Le commandant de l'interlice et les Scaythes, immobiles, imperméables, attendaient patiemment la fin de la querelle opposant les deux hommes d'Eglise.
« Me reste-t-il encore des décisions à prendre, Eminence ? » rétorqua le vicaire sans se départir de son calme.
Pourtant, en son for intérieur, Jaweo Mutewa venait d'arrêter un choix capital. Puisqu'il n'était qu'un châtré, un homme de l'ombre, un ecclésiastique anonyme qui ne pourrait jamais postuler à de hautes fonctions, il apporterait un appui sans réserve au cardinal Fracist Bogh. Il miserait tout sur le jeune gouverneur d'Ut-Gen, quitte à être sanctionné par un bannissement perpétuel en cas d'échec. En revanche, s'il savait convaincre ses pairs de la valeur de son candidat, il occuperait bientôt un poste clé dans la hiérarchie de l'Eglise, il réaliserait ses propres ambitions dans l'ombre du nouveau souverain pontife. Il vivrait certes par procuration et son nom ne s'inscrirait pas en lettres de feu sur les tablettes holographiques kreuziennes, mais la puissance occulte dont il jouirait l'aiderait peut-être à trouver la paix intérieure, à enterrer définitivement le souvenir nostalgique de Platonia et de son climat tropical. A combattre, également, les regrets qui venaient l'assaillir lorsqu'il contemplait, dans l'intimité de sa cellule, la cicatrice de son bas-ventre. A oublier qu'il devait s'accroupir pour uriner, une position particulièrement humiliante pour un natif de Platonia, où les hommes exhibaient volontiers leurs attributs virils et se soulageaient, fiers et droits, contre les arbres ou contre les murs. L'image de ses organes génitaux, prisonniers pour l'éternité de la bulle-air du Caveau des Châtrés, lui effleurait parfois l'esprit. Il ressentait alors une brûlure douloureuse entre les cuisses et les larmes lui coulaient silencieusement sur les joues.
« Un Anjorien de surface, un enfant, se trouvait parmi les quarantains, Votre Eminence », déclara soudain le Scaythe vigile.
Sa voix métallique faisait vibrer les bords du profond capuchon de son acaba grise. D'un geste péremptoire de la main, le cardinal lui ordonna de poursuivre.
« Il faisait partie d'une bande du quartier d'Oth-Anjor. Ils venaient rendre de fréquentes visites à un quarantain du nom d'Artrarak, un ancien correspondant de la chevalerie absourate.
Et c'est maintenant que vous me le dites ! glapit Fracist Bogh.
A travers ces enfants, nous espérions recueillir de plus amples renseignements sur les guerriers du silence, Votre Eminence, intervint Horax, le Scaythe inquisiteur. En tant qu'ancien membre de la chevalerie absourate, Artrarak semblait en savoir beaucoup sur le sujet, mais il ne sortait jamais du Terrarium et la densité de la terre nous empêchait de perquisitionner dans son cerveau.
Initiative doublement stupide, monsieur l'inquisiteur ! lâcha le cardinal avec une moue de mépris. Et surprenante pour quelqu'un de votre qualité : d'une part, jamais personne n'a réussi à prouver l'existence de ces fameux guerriers du silence, d'autre part, vous n'ignoriez pas que nous étions sur le point de procéder au gazage et au comblement des puits du Terrarium. Que fabriquait cet enfant en pleine nuit dans le ghetto ?
Il s'était enfui de chez lui, répondit le Scaythe vigile. Le quarantain lui avait fourré en tête de partir à la recherche de Naïa Phykit, de Sri Lumpa et...
Autant se mettre en quête d'une sorcière nucléaire ! Ne me dites pas, monsieur l'inquisiteur, que vous croyez encore à ces affabulations ! En faisant preuve d'un peu de discernement, vous auriez pu épargner la vie de cet enfant... Quel est son nom ? »
Les yeux uniformément jaunes d'Horax jetaient des éclats électriques dans l'ombre de son large capuchon noir.
« Jek At-Skin, fils de Marek et Julieth At-Skin.
Prenez note, frère Jaweo, et faites prévenir la famille... »
Deux heures locales plus tard, escorté de ses protecteurs de pensées et d'une cohorte de l'interlice, le cardinal Fracist Bogh descendit du personnair de l'Eglise et traversa la place des Saints-Supplices. Les flèches effilées et dorées du temple kreuzien se jetaient dans la grisaille sale du matin. Les lueurs incertaines des lampadaires mobiles se réfléchissaient sur les trottoirs humides, sur les toits étagés et luisants. Harès, le soleil déclinant, n'avait pas encore daigné faire son apparition maladive à l'horizon. Les cris perçants des marchands de Rakamel et les grondements sourds des tubes souterrains du R.T.A. sortaient peu à peu la capitale utigénienne de son engourdissement.
Tandis que les interliciers établissaient un double cordon de sécurité autour de la place, Fracist Bogh s'immobilisa devant l'une des croix-de-feu dressées sur le parvis du temple et contempla le corps d'un homme écartelé par les puissants flots d'air puisé. Un rituel que le gouverneur d'Ut-Gen accomplissait chaque fois qu'il se rendait au temple pour célébrer l'office de prime matine. La vision des suppliciés lui procurait des
sensations violentes, contrastées, qui allaient de la béatitude au dégoût, de l'exaltation à la douleur, de la fascination à la répulsion... Jusqu'alors, il avait eu beau les fixer jusqu'au vertige, le spectacle de ces peaux boursouflées et de ces visages fous de souffrance n'avait encore jamais mis un terme, même provisoire, à ses tourments. Comme si le Kreuz l'avait condamné à être tiraillé entre extase et remords jusqu'à la fin des temps. Ils évoquaient seulement un autre corps martyrisé, un corps de femme qui hantait ses rêves agités et qu'il n'était pas parvenu à chasser des arcanes de son subconscient. Malgré ses fermes résolutions, malgré les innombrables pénitences expiatoires qu'il s'infligeait, il n'avait pas oublié dame Armina Wortling, la veuve du seigneur Abasky, la mère de List, son compagnon de jeu de l'enfance. Il se souvenait, avec une exactitude effarante, des trois jours qu'il avait passés au pied de la croix-de-feu sur la place Jatchaï-Wortling de Duptinat, la capitale marquinatine. Il se souvenait de la lente métamorphose de cette femme magnifique en une masse informe de chair rouge et purulente. Il se souvenait de ses yeux exorbités qui imploraient la pitié, de son ventre d'où suintait une humeur visqueuse et sombre, de ses longs cheveux noirs qui tombaient par poignées entières et qui révélaient un crâne fendillé comme une peau de reptile... Il se souvenait de sa propre peine, de ses propres larmes, de ses propres cris... Les seize années qu'il avait consacrées à l'Eglise du Kreuz n'avaient pas effacé l'image de la femme de ses désirs cachés. Bien qu'il refusât de se l'avouer, il se rendait compte qu'il recherchait désespérément le corps de dame Armina au travers des hérétiques, apostats, schismatiques, déviants et autres païens qu'il faisait brûler à petit feu sur la place des Saints-Supplices et sur les places des autres cités d'Ut-Gen.
Fracist Bogh ne gouvernait qu'une planète mineure, un monde situé aux confins de l'Ang'empire, contaminé sur les deux tiers de sa surface et condamné à court terme. On ne l'invitait pas aux fêtes du couronnement, ni même aux conclaves semestriels, mais cela ne l'avait pas empêché de se tailler une solide réputation au sein de l'Eglise. Inflexible, intransigeant, incorruptible, tels étaient les mots qui revenaient le plus souvent à son sujet. Jaweo Mutewa lui avait même certifié que le muffi Barrofill le Vingt-quatrième l'avait cité en exemple à plusieurs reprises dans ses allocutions préconclaviques. On comptabilisait les croix-de-feu du jeune Marquinatin et on lui prédisait une carrière brillante, un avenir radieux. C'était, affirmait-on, de ce genre de général dont l'armée du Kreuz avait besoin...
Le visage hâve du cardinal se refléta furtivement sur l'écriteau noir du socle de la croix-de-feu. Ses traits tendus se confondirent avec les lettres pyrogravées de la sentence :
La croix-de-feu à combustion lente sera le châtiment réservé à ceux qui enfreindront la Loi divine et les Saints Commandements de l'Eglise du Kreuz. Raph Pit-Horn, soumis à la Sainte Inquisition mentale, a été reconnu coupable de pratiques païennes et dégradantes. Par décision du cardinal Fracist Bogh, représentant suprême de Sa Sainteté le muffi Barrofill le Vingt-quatrième sur la planète Ut-Gen.
C'étaient pratiquement les mêmes mots, les mêmes phrases qui s'étaient inscrits seize années plus tôt sur l'écran-bulle de la croix d'Armina Wortling... Un début de nausée saisit Fracist Bogh, brusquement à l'étroit dans son colancor. Il rabattit l'ample col de sa chasuble violette sur son visage, puis, après avoir jeté un dernier regard à l'homme écartelé sur sa croix, il se dirigea rapidement vers la porte principale du temple. Ses protecteurs de pensées et les interliciers, rompant le cordon de sécurité, lui emboîtèrent le pas. Le personnair frappé du sceau de l'Eglise s'envola dans un sifflement prolongé et disparut derrière les tourelles effilées. Les passants se risquèrent enfin à s'aventurer hors des ruelles adjacentes et à traverser la place des Saints-Supplices.
Un cercle de lumière grise se découpait à l'extrémité de la galerie d'évacuation. Les réserves d'oxygène étant épuisées depuis bien longtemps, les quarantains avaient retiré et abandonné leurs masques. Jek s'était empressé de les imiter, pas fâché de pouvoir enfin se débarrasser de son encombrant fardeau. De vagues émanations de gaz flânaient encore dans le souterrain, mais tout danger semblait définitivement écarté.
La femme qui le suivait avait poussé une exclamation de surprise lorsqu'elle avait découvert le visage lisse, les cheveux bouclés, soyeux et les grands yeux noisette de Jek.
« Un petit surfaceur ! »
Des cris de colère avaient alors fusé de l'arrière. En ces heures sombres, les rescapés du ghetto ne se sentaient pas d'humeur à trier le bon grain de l'ivraie et ils enfermaient tous les Anjoriens de surface dans le même sac : c'étaient les surfaceurs qui étaient responsables de la mort des millions de résidents du Terrarium Nord, les surfaceurs qui avaient obligé les transfuges de la zone contaminée à vivre sous terre pendant des siècles, les surfaceurs qui avaient tenté d'exterminer les quarantains de l'Antiquité en les expédiant dans les vaisseaux de la mort... Qu'ils fussent des temps passés ou présents, qu'ils prissent pour nom tyrans du P.U.S.U., consuls de l'Utigène ou gouverneurs de l'Ang'empire, les surfaceurs auraient été jusqu'au bout les bourreaux des quarantains. Jusqu'au bout, les humains sains auraient été horrifiés de se contempler dans ce miroir déformant que leur tendaient leurs semblables contaminés.
La peur avait planté ses serres dans le ventre de Jek. Seul surfaceur parmi des quarantains ivres de colère et de désespoir, il constituait la proie toute désignée de leur vengeance. Ici, dans cette galerie creusée quelques centaines de mètres sous terre, il n'y avait plus de lois, plus d'interliciers, plus de maison chaude et confortable où se réfugier. Ici, personne n'accourrait à son secours, personne ne se souviendrait qu'il avait été l'ami du vieil Artrarak.
Les vociférations s'étaient tues et ils avaient repris leur marche monotone et silencieuse. Jek ne s'était pas senti rassuré pour autant : il suffisait d'un souffle de haine pour que les braises qui couvaient sous la détresse des rescapés se transforment en un brasier dévorant. Leurs regards s'étaient fichés comme des flèches empoisonnées entre ses omoplates. Puis la fatigue et la frayeur s'étaient conjuguées pour le vider de ses forces et c'est en somnambule qu'il avait parcouru les derniers kilomètres de la galerie.
Même grise et sale, la clarté du jour éblouit les rescapés quand ils débouchèrent sur un vaste plateau désertique de la zone contaminée. Leur soudaine apparition effraya une nuée de corbonucles, de grands oiseaux au plumage noir et au bec phosphorescent. Les rayons rougeâtres d'Harès se diluaient dans l'épais manteau de brume et de nuages qui recouvrait le ciel.
Exténué, Jek se laissa choir sur l'herbe rêche et jaune du plateau. Aussi loin que portait son regard, il ne distinguait qu'une étendue sombre, désolée, dépourvue de végétation. Il n'y décelait aucun signe de présence humaine, aucune construction, aucun indice d'un quelconque système de transport. Seulement de paresseux bancs de brume qu'écharpaient de subites et rageuses rafales de vent. Il se dit qu'il leur faudrait des jours et des jours pour traverser ce désert, et une vague de découragement le submergea.
Au fur et à mesure qu'ils se répandaient hors de la bouche de la galerie d'évacuation, découpée sur le pan d'une paroi rocheuse abrupte, les quarantains se serraient les uns contre les autres, hommes, femmes et enfants, comme un troupeau apeuré et frileux. Pour la plupart, c'était la première fois qu'ils posaient le pied sur la zone contaminée et ce retour aux sources précipité déclenchait en eux des sentiments contradictoires. La joie de fouler la terre légendaire des origines se mêlait à la tristesse de l'exil. Ils laissaient derrière eux des parents, des amis, ensevelis à jamais dans des tonnes de béton liquide, ils abandonnaient les terriers familiers, les galeries transversales de desserte, les puits de descente... Les trars, les responsables du ghetto, avaient commencé à les préparer à l'éventualité d'un exode général, mais ils n'avaient pas prévu d'être arrachés aussi brutalement à l'univers familier et rassurant du Terrarium Nord, et l'avenir leur paraissait incertain, hostile.
Jek constata que les quarantains l'évitaient, l'isolaient, lui montraient qu'il n'était qu'un intrus sur le territoire de leurs ancêtres. En se retournant, il aperçut dans le lointain le scintillement ondoyant d'une interminable muraille lumineuse dont la base épousait étroitement la ligne tourmentée de l'horizon. Deux ans plus tôt, p'a At-Skin avait emmené son fils voir la barrière magnétique isolante, érigée à une trentaine de kilomètres des faubourgs nord d'Anjor. P'a lui avait raconté qu'elle s'élevait jusqu'aux confins de la stratosphère d'Ut-Gen pour interdire les échanges aériens entre les deux zones. Elle se doublait d'une ligne fortifiée hérissée de barbelés électrifiés et de miradors où veillaient des robots armés d'ondemorts et de canons à rayons momifiants. Le gouvernement antique qui l'avait conçue n'avait pas prévu que les survivants de la zone contaminée la contourneraient en utilisant la voie souterraine. Nulle barrière magnétique n'est en mesure d'empêcher les rats de creuser, disait souvent le vieil Artrarak. Neutralisée pendant trois siècles, elle avait été modernisée et réactivée par les tyrans du P U.S U. Elle était chargée d'une intensité magnétique telle qu'au moindre contact avec l'une de ses émulsions crépitantes, un métal à très haute densité se volatilisait instantanément en une gerbe de microparticules enflammées.
Jek avait entendu tant d'histoires sur la zone contaminée qu'il s'attendait à tout moment à voir surgir des monstres cornés à l'haleine de soufre, aux sabots rougeoyants et aux dents longues comme des sabres. Certains Anjoriens de surface prétendaient que les sorcières nucléaires et les fils des atomes de fission tenaient un sabbat permanent de ce côté-ci de la barrière isolante. Pour l'instant, le seul ballet infernal auquel assistait Jek était celui, incessant, aérien, qu'exécutaient les corbonucles aux becs lumineux.
Il n'avait pas la moindre idée de la direction qu'il devait prendre pour gagner la ville de Glatin-Bat. Il jeta un regard de biais sur la foule des quarantains massés devant la bouche de la galerie. Il se trouverait bien dans le lot une âme charitable qui accepterait de le renseigner. Il se releva et s'approcha à pas prudents des premiers rangs.
« Est-ce que quelqu'un sait comment on fait pour se rendre à Glatin-Bat ? »
Sa voix haut perchée se désagrégea dans le silence. Il fut subitement l'objet de centaines de regards menaçants, haineux. La lumière incertaine de l'aube soulignait les faces grotesques, les fronts bas, les arcades saillantes, les oreilles cabossées, les cheveux rêches, les lèvres minces, les mentons prognathes... Les souffles de vent jouaient dans les pans lâches des hardes grossièrement ravaudées. Jek s'aperçut que certains d'entre eux, hommes ou femmes, n'avaient pas eu le temps de s'habiller. Il comprit alors pourquoi les transfuges de la zone contaminée apportaient autant de soin à soustraire leur corps aux regards des Anjoriens de surface. D'innombrables bosses cartilagineuses saillaient sous leur peau aussi rugueuse que celle des animaux domestiques des fermes communautaires. Des mamelles des femmes, ne subsistaient que deux longs renflements encadrés de poils noirs et criblés de quatre ou six tétines rosâtres. Les hommes étaient pourvus d'énormes testicules et d'un étroit appendice de chair luisante, rouge vif, qui leur retombait mollement entre les cuisses.
Comme tout Utigénien sain, Jek fut choqué par la vision de ces grossières caricatures de corps humains, mais il s'efforça de dissimuler tant bien que mal le dégoût qui s'emparait de lui.
« Pourquoi es-tu si pâle, surfaceur ? lança soudain un homme d'un ton rogue.
Ne comprenez-vous pas que nous lui faisons horreur ? gémit une femme au bord des larmes. Pour les surfaceurs, nous sommes encore moins que des animaux !
Ils n'ont pas hésité à gazer des femmes et des enfants ! A déverser des tonnes de béton liquide sur nos terriers ! renchérit un homme.
Ils ont fait ça en pleine nuit, comme des voleurs, comme des lâches ! »
Une boule oppressante se forma dans la gorge de Jek, glacé d'effroi. Il affrontait maintenant un monstre dont la colère réveillée agitait les mille têtes, les mille jambes, les mille bras. Et l'épouvante l'empêchait d'articuler le moindre son, de leur dire qu'ils se trompaient, d'affirmer haut et fort qu'il n'était pas un surfaceur comme les autres, qu'il avait été l'ami et le confident d'Artrarak, le vieux hibou de la grotte aux plumengs... Comme dans un cauchemar, il les vit s'ébranler et s'avancer vers lui, hommes, femmes, enfants. Ils brandissaient des poings rageurs, montraient les dents, crachaient des insultes, et leurs yeux furibonds, étincelants, crucifiaient la grisaille du matin.
Instinctivement, Jek se recula de quelques pas. Son talon heurta une saillie rocheuse. Il perdit l'équilibre et s'effondra lourdement sur le dos. Il tenta de se relever mais une dizaine de quarantains s'abattirent sur lui comme une bande de singes hurleurs, lui saisirent les avant-bras, les jambes, et le plaquèrent sans ménagement sur l'herbe anémiée du plateau. Quelqu'un l'empoigna par les cheveux, des mains griffues le dépouillèrent de ses vêtements, lui arrachèrent des lambeaux de peau. Ils le rouèrent de coups de poing, de coups de pied, et il crut deviner que certains le mordaient jusqu'au sang. Il sentait à la fois la fraîcheur piquante des gouttes de rosée s'écrasant sous ses omoplates, sous ses fesses, et la tiédeur des rigoles de sang qui s'écoulaient de ses plaies. Il avait l'impression d'être tombé dans un buisson d'épines, il étouffait, il cherchait désespérément de l'air, mais il avait beau se tortiller comme un ver, le poids des quarantains agglutinés sur lui le maintenait inexorablement cloué au sol. Des odeurs âpres, fétides, lui agressaient les narines. Le contact avec leurs peaux rugueuses et leurs bosses cartilagineuses le remplissait de dégoût. Des flots de bile lui dégoulinèrent sur les joues et le menton.
Les premiers instants de révolte passés, il cessa de regimber et se fit à l'idée qu'il allait mourir comme un misérable sur ce plateau désolé. Sa belle aventure n'aurait duré que l'espace de quelques heures. Un vieux quarantain à la bouche d'or avait suscité ce rêve un peu fou, d'autres quarantains se chargeaient d'y mettre un terme. Le destin adore jouer des farces aux humains, déclarait p'a At-Skin, philosophe à ses heures. P'a... m'an... Il ne les reverrait jamais... Ils ne sauraient jamais ce qu'était devenu leur fils unique. Les corbonucles aux becs lumineux ne laisseraient de lui qu'une ruine squelettique et anonyme.
Une voix puissante domina soudain le tumulte.
« Les rats du désert ! Ils arrivent ! »
La fureur des quarantains se calma aussi subitement qu'elle s'était déclenchée. Ils relâchèrent le petit surfaceur, se relevèrent et, sans plus se soucier de lui, scrutèrent la morne étendue dont les contours s'évanouissaient dans les lourds bancs de brume.
Etonné d'être encore en vie, nu, grelottant, meurtri, Jek se redressa machinalement sur un coude. Il aperçut, entre ses cils empoissés de sang et de larmes, une vingtaine de taches blanches qui grossissaient rapidement à l'horizon.
Le trar de la flotte se pencha pardessus le bastingage et désigna le petit surfaceur, resté seul à terre.
« Et celui-là, qu'est-ce qu'on en fait ? »
Jek n'avait eu aucun mal à deviner pourquoi on surnommait le trar et ses hommes les « rats du désert » : leur nez allongé et poilu évoquait irrésistiblement le museau des petits rongeurs. Les extrémités de leurs longues incisives reposaient sur leur lèvre inférieure, voire, pour quelques-uns, sur leur menton. Leurs yeux ronds et noirs étaient sans cesse en mouvement, comme s'ils surveillaient des dizaines d'adversaires à la fois. Vêtus d'uniformes de cuir noir et coiffés de turbans colorés, ils portaient à la ceinture des armes aux crosses nacrées et aux canons courts qui ressemblaient aux fusils à gaz du parc cynégétique d'Anjor.
Quelques minutes plus tôt, les vingt aérotomiques, des glisseurs à motricité nucléaire, avaient déployé leurs ancres stabilisatrices et, dans un formidable rugissement, s'étaient immobilisés à une centaine de mètres de l'entrée de la galerie. Dès que s'étaient calmées les fortes turbulences générées par les pales de leurs énormes hélices, les socles de passerelles flottantes avaient atterri lourdement sur le sol.
La répartition et l'embarquement des quarantains s'étaient déroulés sans accroc notable. Les rats du désert avaient le monopole des liaisons régulières entre le Terrarium de la zone préservée et les différentes agglomérations de la zone contaminée. Le trar du clan avait été surpris de découvrir des centaines de ressortissants du ghetto là où d'habitude il n'embarquait à prix d'or ! qu'une trentaine d'affairistes ou de commerçants. Lorsque les rescapés l'avaient informé des événements tragiques de la nuit, il avait frappé le socle de la passerelle d'un coup de pied rageur : il éprouvait certes de la compassion pour ces millions de malheureux gazés ou enterrés vivants, mais surtout il enrageait de perdre une source de revenus confortable et régulière.
Les carènes lisses des grands appareils flottaient deux bons mètres au-dessus du sol. Jek apercevait le fil affûté des étraves incurvées et luisantes. Tous rigoureusement identiques, les aérotomiques ne possédaient pas de mât central comme les antiques navires de la mer de Zougas, mais de multiples antennes articulées, munies en leur extrémité d'un ou plusieurs projecteurs. Ce que le petit Anjorien avait d'abord pris pour une voile carrée se révélait être un gigantesque assemblage d'alvéoles blancs et grésillants, des cellules nucléosensibles de la grosseur d'un poing.
Jek avait récupéré ses vêtements épars, ses bottes, avait hâtivement essuyé le sang qui coulait de ses plaies et s'était rhabillé. Des courants d'air froid se faufilaient par les multiples accrocs de sa veste et de son pantalon. Chaque mouvement lui soutirait des grimaces de douleur. Echaudé, il n'avait pas osé suivre les quarantains lorsqu'ils s'étaient engagés sur les passerelles. Il se rendait maintenant compte que cela avait été une erreur : personne n'aurait prêté attention à lui dans la confusion de l'embarquement. Les aérotomiques ne manquaient probablement pas de cachettes. Avec un peu d'audace, il aurait pu atteindre la ville la plus proche et, de là, chercher un moyen de gagner Glatin-Bat. Désormais, son sort reposait entièrement sur le bon vouloir du capitaine de la flotte, un individu atteint de bêtazoomorphie aiguë et qui, étant donné son aspect physique, ne devait pas porter les humains sains dans son cœur.
Le trar lustra un à un les longs poils rêches qui lui servaient de moustache. Il se distinguait de ses hommes par le masque stylisé enchâssé dans le plastron de son uniforme ainsi que par le long sabre antique qui lui battait les bottes. Les rescapés, rassemblés sur les ponts, baissaient la tête et évitaient soigneusement de tourner leur regard en direction du petit surfaceur, minuscule, insignifiant face aux proues imposantes des glisseurs. Ils étaient désormais pressés de partir, pressés d'oublier qu'ils s'en étaient pris à un enfant de huit ans. La vitesse à laquelle ils s'étaient métamorphosés en bourreaux, eux qui se proclamaient volontiers victimes, leur laissait un goût de cendres dans la gorge.
« C'est vous qui l'avez mis dans cet état ? demanda le trar sans se retourner.
C'est un surfaceur ! répondit une voix féminine, rompant un silence qui commençait à devenir oppressant. Ce sont les siens qui ont gazé le Terrarium...
Ça ne pouvait pas être lui en tout cas, puisqu'il était avec vous ! » fit observer le trar.
Bien que voilée, sa voix forte dominait le ronronnement sourd des moteurs.
« Nos réserves d'énergie diminuent. Nous devons repartir immédiatement si nous voulons capter les vents nucléaires du désert profond. Pour la dernière fois, que faisons-nous de lui ?
Qu'il crève ici ! cracha la voix féminine, hargneuse. Un surfaceur contre des millions de quarantains, ce n'est vraiment pas cher payé !
Votre voyage non plus ne sera pas cher payé ! » soupira le trar.
Il avança le buste pardessus le bastingage arrondi de la proue et fixa ardemment le petit Anjorien. Un sourire sardonique se dessina sur ses lèvres aiguisées. Les rafales de vent soulevaient les pans lâches de son turban.
« Eh, toi, le surfaceur ! Donne-moi une seule bonne raison de ne pas te laisser moisir dans ce trou ! »
Jek avait mal au cou à force de lever la tête. Quelques secondes lui furent nécessaires pour se rendre compte que c'était à lui que s'adressait le capitaine de la flotte.
« Eh bien ? Ils t'ont aussi coupé la langue ?
Je... J'étais l'ami d'Artrarak, bredouilla Jek. La grotte aux plumengs... Puits A-102, niveau 254... »
Il était obligé de hurler pour couvrir le grondement des moteurs, le grésillement des cellules nucléosensibles, et il ne parvenait pas à ordonner les mots qui s'échappaient de sa bouche.
Le trar interrogea du regard les rescapés embarqués à bord de son aérotomique, puis dévisagea de nouveau Jek.
« Personne ne connaît d'Artrarak, ici !... Désolé, surfaceur ! Je ne peux pas aller contre la volonté de mes passagers, car leurs morts réclament le sang de la vengeance. C'est la loi de la zone contaminée. Je puis cependant t'accorder une faveur : te trancher la tête pour t'éviter la fin atroce de ceux qui servent de cible aux becs et aux serres des corbonucles... »
Le sang de Jek se glaça. Il chercha fébrilement des arguments susceptibles de fléchir son interlocuteur.
« Non ! Non ! Je dois aller à Glatin-Bat... Glatin-Bat ! »
Ce n'était pas vraiment un argument, tout au plus l'expression désespérée de son désir. La face tourmentée du trar demeura impassible.
« En ce cas, il ne te reste plus que deux mille kilomètres de désert à parcourir ! Attention aux tornades nucléaires, aux hyènes tachetées et... bonne chance ! »
Le chef de la flotte du désert se retourna vers la poupe de l'aérotomique et aboya ses ordres. Il y eut une série de chuintements, de crissements et de claquements. Pétrifié, Jek vit les passerelles s'enrouler sur elles-mêmes, les volets s'ouvrir de chaque côté des étraves et les ancres stabilisatrices réintégrer leurs gaines. Un réflexe instinctif l'entraîna à se jeter sur le côté lorsque le glisseur de tête, le glisseur du trar, s'ébranla dans un vrombissement assourdissant. Les turbulences des hélices l'envoyèrent rouler sur le sol. Ses bras, ses jambes et son dos s'écorchèrent aux arêtes de pierre affleurant la terre sèche.
Lorsqu'il se releva, à demi étourdi, les aérotomiques avaient achevé leur manœuvre de retournement et s'élançaient vers le cœur du désert. Les moteurs, montant progressivement en régime, produisaient un invraisemblable raffut. Des hommes d'équipage, accoudés aux bastingages des poupes, agitaient les bras en riant.
Le cœur de Jek se serra. La barrière isolante lui coupait définitivement la route d'Anjor, pourtant distante d'une poignée de kilomètres. Il était désormais seul dans le grand désert nucléaire. Seul en compagnie des corbonucles qui tournoyaient au-dessus de lui en poussant des croassements rauques.
Tout à coup, un nom retentit dans l'esprit du petit Anjorien. Ce nom, c'était peut-être l'argument qui lui avait manqué quelques minutes plus tôt. Les aérotomiques n'avaient pas encore atteint leur vitesse de croisière. Pour l'instant, ils faisaient davantage penser à d'antiques navires à voile encalminés sur une mer d'huile qu'à de fringants coursiers de la zone contaminée.
Sans même s'en rendre compte, Jek se retrouva à courir à perdre haleine dans le sillage agité et bruyant des grands aéroglisseurs. Les hommes d'équipage, rigolards, frappèrent le bord supérieur de la coque du plat de la main. Certains d'entre eux dégainèrent leurs armes et feignirent de le coucher en joue. Les taches vives de leurs turbans se diluaient dans les effluves de chaleur.
Des aiguilles chauffées à blanc transperçaient la gorge et les poumons de Jek. Il fut traversé par l'envie de renoncer, de s'allonger sur l'herbe du plateau et d'attendre que la mort vienne le délivrer de ses tourments. Mais il repoussa la tentation avec la force du désespoir, serra les dents et accéléra l'allure. Il se rapprocha suffisamment du glisseur de queue pour être repris par les turbulences de ses hélices. Il perçut les éclats de voix et les rires des hommes d'équipage. Alors il releva la tête, choisit un visage parmi ceux qui le surplombaient et le narguaient, le fixa avec intensité et injecta tout ce qui lui restait d'énergie dans son cri :
« Le viduc Papironda ! »
Son miaulement aigrelet fut absorbé par le grondement des moteurs. Ses jambes flageolantes n'eurent plus la force de le porter. Epuisé par sa course et par les mauvais traitements que lui avaient infligés les rescapés du ghetto, il perdit l'équilibre et s'effondra sur le sol. Il y demeura prostré un long moment, en sueur, essayant de reprendre son souffle.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, les taches blanches des aérotomiques s'évanouissaient dans les brumes lointaines. Il crut un instant qu'ils faisaient demi-tour et un espoir insensé l'étreignit. Puis il se rendit compte qu'il avait été seulement leurré par son formidable désir de vivre. Les corbonucles se posèrent l'un après l'autre autour de lui.
CHAPITRE IV
Bien peu furent les humains à se rendre compte que les Scaythes d'Hyponéros tendaient un gigantesque filet au-dessus de leurs têtes.
Qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ?... Nul ne le savait.
Lorsque Pamynx s'en fut retourné sur Hyponéros, ce monde mystérieux qu'aucun astronome n 'est parvenu à localiser sur les cartes célestes, lui succéda le sénéchal Harkot.
Avec lui débuta la période dite de la « Terreur des Experts » ou encore du « Grand Effacement ».
Les miradors à pensées se dressèrent au-dessus des toits des cités et les croix-de-feu se multiplièrent. Et parvenaient jusqu'à nous les plaintes des suppliciés, les cris déchirants des mères dont on torturait les enfants...
Mais il y eut pire.
Pendant que Menati Imperator et ses conseillers s'étourdissaient dans des fêtes somptueuses, il y eut l'abomination.
Où étaient-ils passés, nos fiers et arrogants Syracusains de conquête ?
En quel enfer s'étaient égarés les dieux humains ?
Extrait d'un texte mental apocryphe, capté lors de son errance par Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang'empire. Certains érudits présument qu'il s'agit de pensées égarées de Naïa Phy-kit, elle-même d'origine syracusaine.